La relecture sensible : censure ou apport constructif ?

Lors de l’excellente journée d’étude de juin 2023, nous avons assisté à la présentation de la « relecture sensible », défendue par l’éditrice de Slalom, Marion Balalud de St Jean.

Lorsque le sujet a été présenté, un murmure d’indignation a parcouru la salle et le mot de « censure » a été lâché. Il nous a semblé intéressant de creuser la question avec Marion qui a accepté de répondre à nos nombreuses questions et Kanelle Valton, qui apporte son point de vue de relectrice.

Légothèque (L) : Alors, la « relecture sensible », de quoi s’agit-il vraiment ?

Marion Balalud de St Jean (M) : il s’agit de faire relire le texte par une personne experte dans le sujet concerné par le livre. Cette personne apportera une série de suggestions visant à enrichir le propos historique et sociétal et à confirmer les propos tenus dans le livre afin qu’il soit crédible et aussi précis que possible.

L : Comment avez-vous débuté ce type de relecture ?

M : C’est avant tout un concours de circonstances. Le 1er livre dont il a été question était un ouvrage traduit de l’anglais par une personne non concernée et non experte dans les domaines abordés par l’histoire. Une excellente traductrice, mais non spécialisée dans les domaines spécifiques décrits. Il nous semblait donc intéressant de soumettre le texte traduit à une personne directement concernée et surtout dont l’expertise technique était connue. Nous ne confions pas de relecture sur la seule base du « je suis concerné.e, donc capable d’effectuer une relecture sur ce sujet ». Il est nécessaire d’avoir une base universitaire et/ou un bagage solide et argumenté. Il faut un regard de chercheur ou chercheuse. Il s’agit ici d’apporter des précisions et de clarifier le texte avec les termes les plus proches de la pensée de l’auteur.

L : C’est une pratique courante en traduction technique, mais très peu utilisée encore en traduction littéraire…

M : Oui tout à fait, il reste des réticences sur l’apport d’un regard technique. La traduction est un métier à part entière mais les traductrices et traducteurs ne peuvent pas être expert.e.s en tout. De même qu’un expert dans un domaine n’est pas nécessairement un traducteur.

L : Comment se passe une relecture sensible ?

M : Le travail effectué par le relecteur ou la relectrice est apparent et toujours réalisé en concertation avec le traducteur ou la traductrice qui valide, ou non, les suggestions.

couverture du livre The Black Kids

L : Nous parlons ici de relecture suite à une traduction, mais comment cela se passe sur un livre en français ?

M : C’est le même travail qui est effectué, en relation avec l’auteur ou l’autrice qui a, bien sûr, le dernier mot. Il n’est pas question d’empiéter sur le travail de l’auteur/autrice, mais de lui apporter un plus, un autre éclairage parfois aussi. Les auteurs et autrices sont parfois réticent.e.s lorsqu’on évoque la relecture, mais au vu des suggestions proposées, toutes et tous sont convaincu.e.s. Sur un texte en particulier, il y a eu un enjeu important car le postulat de départ n’était pas historiquement acceptable. Lorsque l’auteur en a eu connaissance, il a modifié l’histoire qui s’est trouvée profondément enrichie d’une démarche engagée. 90 % des corrections sur ce texte ont été acceptées par l’auteur et les 10% restants ont été validés par tout le monde. Le texte final reste celui de l’auteur, avec quelques précisions.

L : Donc, c’est une pratique qui est plus facilement admise aujourd’hui ?

M : Ah oui, cette relecture est demandée par les auteurs et autrices qui ont déjà vu un de leur texte relu ou qui ont connaissance de la pratique ! Par exemple, nous publions un texte cette année pour lequel l’autrice a réclamé une relecture pour la description de l’aspect physique de son héroïne. Cela lui semble important d’être la plus précise possible et à nous également. Ce sont surtout des personnes proches de leur communauté, notamment sur les réseaux sociaux, qui souhaitent être aussi précises que possible. Et puis c’est une pratique courante dans d’autres pays, aux États-Unis par exemple. Je pense qu’il s’agit aussi d’une question d’époque et que la génération actuelle est plus ouverte sur cette question.

L : Avez-vous déjà eu des refus de relecture par des traducteurs/trices ou auteur/trices ?

M : Non. Des réticences en amont, oui, mais un refus, jamais. Pour nous, aujourd’hui, c’est une étape importante pour certains livres, mais ce n’est pas une contrainte, au contraire. Cela permet de retirer les freins pour certaines personnes. C’est l’état d’esprit de la maison et cela s’est toujours bien passé.

L : Donc la relecture est la solution miracle pour éviter tout impair ?

M : Je ne dirais pas cela. Elle permet d’apporter des précisions, mais n’évite pas les erreurs. Les termes évoluent rapidement aussi. Dans un de nos livres, nous regrettons certains termes utilisés qui vont être modifiés dans la réimpression. L’objectif est d’être précis, mais nous ne sommes pas infaillibles !

L : Et le public, qu’en pense-t-il ?

M : Nous n’avons eu aucun commentaire négatif à ce propos, mais au contraire, quelques-uns concernaient des termes mal employés. Le public en général nous remercie pour la justesse des propos. Les communautés sont reconnaissantes de l’effort de précision et se sentent considérées. Il n’y a pas de forme de protection vis-à-vis de l’auteur/autrice ou de l’éditeur/éditrice dans cette démarche, mais vraiment l’envie de coller au plus juste. Ce n’est pas parce que nous sommes dans la fiction que tout doit être fantaisiste. Pour s’identifier aux personnages, il faut qu’ils soient crédibles. Les mots sont importants !

L : Il y a beaucoup de livres relus dans votre catalogue ?

M : Clairement, tous les livres ne s’y prêtent pas. Nous avons au maximum 3 à 5 livres par an qui passent par la relecture sensible. Cela représente peut-être 20 % de notre catalogue environ.

couverture du livre Les Messagères

Kanelle Valton, relectrice experte.

Kanelle est spécialiste de l’histoire afro-américaine et des questions raciales, diplômée de Sciences Po Paris. Elle a accepté de répondre à nos questions sur son point de vue de relectrice.

L : Kanelle, vous préférez le terme de relectrice experte à celui de sensible, pourquoi ?

K : Car je n’apporte pas un point de vue personnel à mes suggestions, mais vraiment un point de vue historique et sociologique. Chacune de mes suggestions est accompagnée de références universitaires et d’arguments détaillés. Le but est d’être objective, pas dans le jugement.

L : On sent qu’on a du mal à vous qualifier dans les descriptions d’ouvrage sur les plateformes de vente : « relectrice », « conseiller scientifique » (sic)…

K : Le métier est encore peu connu et considéré en traduction littéraire. Nous sommes peu à peu reconnu.e.s comme des correctrices et correcteurs et avons la même rémunération, même si nous apportons tout un argumentaire pour étayer nos suggestions.

L : Comment avez-vous débuté ce travail, avec les éditions Slalom ?

K : Lorsque j’ai été contactée, c’était pour éclairer le roman Black kids d’un contexte historique particulier. Mais j’ai repéré en lisant le texte original quelques phrases très particulières qu’il serait compliqué de traduire en français. La traduction était de qualité, mais certains aspects très spécifiques liés à la culture et à l’histoire afro-américaine n’avaient pas été retranscrits. J’ai donc apporté quelques suggestions à la traduction pour être la plus fidèle possible à la fois au texte d’origine et au contexte particulier.

L : Vous avez un exemple précis de traduction inexacte ?

K : Oui, les enfants afro-américains sont soit souvent perçus comme des adultes soit comme des menaces. En 2014 par exemple, le jeune Tamir Rice, 12 ans, a été abattu par la police américaine alors qu’il jouait dans un parc avec une arme factice. Ce biais se manifeste régulièrement dans les traductions, sous la forme de glissements non intentionnels qui font d’enfants noirs innocents des adolescents un peu menaçants. Dans l’un des textes que j’ai examiné par exemple, la traductrice avait décrit un baggy, pantalon souvent associé de façon stéréotypée à la délinquance, pourtant totalement absent de la VO. Il est essentiel de conserver l’intention du texte original.

La traduction doit également être sensible à la portée politique des choix de l’auteur. Je pense notamment à la traduction du terme « enslaved », par « esclave ». Le choix du terme « enslaved » plutôt que « slave » induit la notion du processus, et se traduit mieux par « mis en esclavage », plus proche de l’intention de l’auteur.

L : Et avec les auteurs/autrices ou les traducteurs/traductrices, ça se passe toujours bien ?

K : Je vais être plus réservée sur ce point. Les traducteurs peuvent percevoir mon intervention comme une remise en cause de leur expertise et les auteurs comme une entrave à leur créativité. Mes recommandations ne sont pourtant que le point de départ d’une réflexion. Je ne relis donc pas un texte pour lequel j’ai proposé des modifications, libre aux personnes de les prendre en compte, ou pas. Mais il ne s’agit jamais de critiques sur le métier, j’essaye de mettre en lumière des éléments qui ont pu passer inaperçus ou pouvant passer pour insignifiants alors qu’ils sont en réalité importants.

L : Diriez-vous que votre métier est reconnu ?

K : Non, ça reste assez tabou dans le monde de l’édition en France, car c’est encore parfois perçu comme de la censure, alors qu’on en est très loin. De plus, j’ai souvent très peu de temps pour faire mes corrections, ce qui semble indiquer que les éditeurs ne mesurent pas l’étendue des recherches qui justifient mes recommandations. Et puis on attend souvent de moi une réponse « définitive » sur des sujets complexes. Or, parfois, il n’y a pas de consensus dans la sphère universitaire. Mais je rappelle à chaque fois que mes suggestions sont étayées par une bibliographie solide et ne sont en aucun cas un avis personnel.

Je pense en revanche que les auteurs/autrices ne devraient pas avoir d’appréhension à l’idée de nous consulter. Comment pourraient-ils/elles avoir accès aux codes d’une société qui leur est étrangère ou à des croyances cachées, s’ils/elles n’ont pas passé des années à étudier la question et s’ils/elles ne sont pas spécialistes du sujet ? Personne ne peut leur reprocher et c’est là que nous pouvons les aider, en les aiguillant. En revanche, penser qu’ils n’ont pas besoin d’une analyse sur le sujet, c’est tomber dans le complexe du dominant…

Un grand merci à toutes les deux pour vos réponses très précises, d’avoir pris le temps de participer à ces entretiens et pour votre sympathie !

Retrouvez les ouvrages des éditions Slalom sur : https://www.lisez.com/slalom/12

couverture du livre Guerrière

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