Aux marges de l’archivage : les questions LGBTQI, comment archiver une culture underground?

La commission Légothèque propose dans ce billet à Camille Briquet, étudiante en Métiers du livre spécialité Bibliothèque-Médiathèque-Patrimoine à l’IUT Bordeaux Montaigne, de présenter son travail autour de son mémoire de DUT intitulé « Aux marges de l’archivage : les questions LGBTQI, comment archiver une culture underground ? » soutenu en juin 2018.
Théoriquement la France n’a pas de problèmes avec ses archives. Contrairement à certains pays du Sud, la France a une vraie politique d’archivage depuis le XIIe siècle. Le principal problème aujourd’hui n’est pas d’archiver à proprement parler, mais plutôt d’archiver mieux, en tout cas moins, pour soulager les institutions saturées. Pourtant, malgré une véritable politique d’archivage, et des administrations pour la soutenir, certaines archives manquent à l’appel. Si l’on peut admettre que la communauté LGBTQI (Lesbienne, Gay, Bi, Trans, Queer, Intersexe) a obtenu en France de nombreux acquis sociaux, une question reste pourtant en suspens, et ce depuis au moins les années 80 : celle de l’archivage de ses mémoires.
Les textes réglementaires qui encadrent les archives nous montrent que la collecte et la conservation des archives sont une obligation légale. Et sont concernés par le terme « archives » « […] l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité. » Et pourtant malgré cette réglementation les archives dites LGBTQI ne sont pas, ou très peu et dans des conditions particulières, conservées par les institutions françaises. Si la question des archives LGBTQI est depuis longtemps en suspens c’est notamment parce qu’elle est sous-tendue par deux questions distinctes : déjà, pourquoi archiver les ressources LGBTQI et ensuite comment archiver ces ressources ?

Les archives, fabrique de l’histoire

L’Histoire étant un mode de connaissances par traces, il nous faut conserver les traces du passé et du présent. Les historien·ne·s ont et auront besoin de documents, de sources physiques à étudier pour pouvoir dire et écrire l’Histoire. A contrario, si les archives participent à la fabrication de l’Histoire, leur absence est synonyme de vide historiographique. Ainsi, l’absence de documents concernant les questions LGBTQI fait qu’il y a moins d’études sur l’histoire des LGBTQI et empêche les historien·ne·s de porter un regard plus attentif sur ces questions, voire un regard tout court.

Pourtant, l’histoire des LGBTQI, et l’histoire des marges en général, n’est pas une histoire marginale ni en marge de la société. C’est-à-dire que l’histoire des LGBTQI ne concerne pas uniquement ces derniers mais bien la société dans son ensemble. L’histoire LGBTQI française est une histoire de revendications, de progrès et d’apports à la société. En ce sens l’exemple du sida est édifiant. La mobilisation de la communauté gay, via des associations comme AIDES ou Act Up-Paris pour ne citer qu’elles, pendant la crise du sida des années 80-90 a eu des retombées positives pour l’ensemble de la société. En participant aux protocoles expérimentaux, les malades gay ont permis d’accélérer la recherche et d’aboutir aux tri-thérapies ; en exigeant une transparence et des réponses de la communauté médicale, les homosexuels ont permis, au moins partiellement, de rééquilibrer le rapport savoir-pouvoir entre les traitants et les traités ; en demandant des comptes à l’État, ils ont aussi permis d’aboutir à une meilleure prise en charge médicale et une meilleure prévention des risques. On pourrait aussi citer l’exemple de l’apport des lesbiennes au féminisme, des queers aux luttes ouvrières etc.

Alors, permettre d’écrire l’histoire des LGBTQI en prenant en charge l’archivage des mémoires LGBTQI c’est restituer l’apport que ces dernier·e·s ont eu pour l’ensemble de la société. Et c’est la société toute entière qui gagne à connaître l’histoire des LGBTQI. L’archivage devient alors un outil de lutte contre les discriminations. Bien souvent l’ignorance est à l’origine des discriminations et les discriminations à l’origine des replis identitaires. Permettre, par l’archivage, d’écrire l’histoire des LGBTQI c’est donc lutter contre les discriminations puisque c’est, notamment, restituer les apports de ces derniers à la totalité, leur rendre leur dignité. L’archivage des sources LGBTQI est d’autant plus nécessaire aux historien·ne·s que la mémoire gay est particulièrement fragile. Parce qu’elle a longtemps dû être cachée et intériorisée, l’identité homosexuelle n’a pas pu se créer de mémoire traditionnelle. La transmission de cette mémoire a été faite de manière orale et informelle, loin des cercles familiaux et institutionnels qui sont, généralement, considérés comme les garants spontanés de toutes formes de mémoire.

L’archive comme mode de construction de soi

Faute d’une solide connaissance de sa propre histoire, la communauté homosexuelle française s’est appropriée celles de communautés étrangères, on le note notamment par l’appropriation des émeutes de Stonewall, à l’origine de la gay pride. Si la communauté LGBTQI française s’est appropriée l’histoire de communautés étrangères c’est parce qu’avoir une histoire est nécessaire pour tout un chacun pour comprendre son identité. La question des archives est pour tous salvatrice parce que les archives ont une valeur probatoire, elles font preuves, ce sont elles qui attestent de l’existence. Le manque d’archives pose donc une question plus philosophique : puisqu’il n’y a que très peu de traces, de sources, les LGBTQI existent-ils ? Comment un·e jeune français·e LGBTQI peut-il avoir de l’estime pour lui même, lorsque la société, sa famille, le rejette, efface son existence de l’histoire officielle ? En ce sens, la crise du sida est révélatrice. C’est autour de cette période que se structure la philosophie des archives des LGBTQI. Pour lutter contre les familles qui les nient et la société qui reste aveugle à l’hécatombe en cours pendant les années 80-90, la communauté s’organise pour conserver les mémoires des disparus.

Ainsi la conservation des archives LGBTQI est nécessaire pour que les jeunes, et les moins jeunes, générations LGBTQI comprennent qu’elles ne sont pas orphelines, qu’elles font partie d’une communauté dont l’histoire est longue, riche et complexe. On estime que les jeunes homosexuel·le·s, bisexuel·le·s ou trans, ont un taux de suicide quatre fois plus élevé que l’ensemble des adolescents. À ce titre, la conservation des archives LGBTQI est nécessaire puisqu’elle permettra la valorisation de l’histoire LGBTQI. Or, cette valorisation est indispensable pour donner de l’estime de soi à ces jeunes LGBTQI et leur permettre de se construire une identité positive. En ce sens, la collecte et la conservation des archives LGBTQI est d’utilité publique.

Parce que les personnes LGBTQI sont des citoyen·ne·s, leurs archives sont protégées par les mêmes législations que celles des autres. En ce sens il est nécessaire qu’elles soient archivées au même titre que les autres. Mais la question des archives LGBTQI se pose aussi sur l’accès à ces archives. Alors qu’il est d’utilité publique pour les LGBTQI, mais aussi pour les non-LGBTQI, d’avoir accès à cette histoire, les archives LGBTQI doivent faire l’objet d’une collecte et d’une médiation particulière.

Un modèle archivistique à inventer

Une question subsiste dans la réflexion liée aux archives, elle concerne le savoir-faire : comment, et avec quels moyens archiver les mémoires de cultures et de communautés qui se sont construites en marges et en contrepoint des pouvoirs publics, de la société ? Traditionnellement, le dépôt des archives privées comme publiques est validé par l’expertise de l’archiviste seul·e. Ce·tte dernier·e doit déterminer le cycle de vie des documents, évaluer leur valeur et l’intérêt de leur préservation. Mais comment constituer la mémoire des minorités et des marginalisé·e·s sans impliquer celles et ceux-ci dans l’élaboration même du projet ?

Institutionnellement les archives dites LGBTQI n’existent quasiment pas, pour enfin les accueillir le modèle archivistique doit se ré-inventer. Par exemple, la notion d’appropriation des archives et du procédé archivistique est centrale pour l’espace militant LGBTQI qui ne voudrait pas se voir dépossédé de ses propres mémoires, celles-là même qu’il a bien souvent fallu produire en marge de la société et des institutions. L’espace militant LGBTQI exige un modèle archivistique dans lequel les archivé·e·s ne sont pas passif·ive·s, ils et elles doivent donc jouer un rôle dans la collecte, la conservation et la médiation de leurs archives.

Il faut admettre un renversement d’expertise quand il s’agit d’archiver des minorités parce que l’archiviste n’en est pas nécessairement expert·e. Qui mieux que les LGBTQI peuvent comprendre les différentes communautés, les sous-cultures, les formes de vies qui structurent le milieu LGBTQI ? Intégrer l’espace militant LGBTQI au processus d’archivage c’est aussi permettre de veiller à ne pas reproduire des zones de silence ou d’invisibilisation, notamment concernant les minorités dans la minorité.

Les archives sont des outils nécessaires pour lutter contre les discriminations, les stéréotypes et l’ignorance, c’est pourquoi il est primordial de mettre en place un système archivistique adapté à la collecte des archives LGBTQI. L’étude des exigences liées aux archives LGBTQI éclaire les problèmes posés par les pratiques archivistiques en général : notamment la découpe des archives, la dépossession des archives ou encore l’expertise de l’archiviste. Ces réflexions, plus générales, sont une opportunité pour le modèle archivistique de s’adapter à toutes les marges et ainsi, de leur rendre la parole. Les archives sont des outils nécessaires et légitimes pas seulement pour les LGBTQI mais pour l’ensemble des minorités que le modèle archivistique actuel invisibilise, réduit au silence.

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