La cerise sur le gâteau : l’inclusion n’est pas une variable d’ajustement

La Légothèque a participé aux journées d’étude du 10 mars 2022, organisée par le Département Documentation, Archives, Médiathèques et Edition de l’’UFR Histoire, Arts et Archéologie de l’Université Toulouse – Jean Jaurès. Ces journées d’étude avaient pour thème « L’inclusion dans les métiers du livre et du patrimoine : enjeux et perspectives », et la Légothèque a proposé l’intervention suivante :

La cerise sur le gâteau

J’aimerais tout d’abord préciser quelque chose : je ne suis pas là pour juger ou critiquer ce qui se fait – ni ce que vous pourriez faire. Ma présentation, qui est une sensibilisation à l’inclusion dans la lecture publique, a pour postulat que vous avez le temps et l’argent nécessaires pour tout faire dans les règles de l’art. J’ai bien conscience que ce n’est pas toujours possible, et qu’on fait alors de son mieux. Et c’est déjà pas mal. 

Le titre de mon intervention est « l’inclusion n’est pas une variable d’ajustement », mais il aurait été plus juste de dire « ne devrait pas être » : il existe une grande différence entre théorie et pratique. 

Mais qu’est-ce que l’inclusivité ? Au vu de la thématique de ces deux journées d’étude, j’imagine que vous avez déjà une petite idée : c’est le fait qu’un lieu – ici des établissements de lecture publique – soient accueillants pour tous types de publics, en particulier les minorités. Le volet le plus évident de l’inclusivité est l’accessibilité pour les personnes handicapées, mais ce n’est pas le seul : comment faire en sorte que les personnes racisées, que les minorités de genre, les personnes LGBTI+, les personnes précaires se sentent également les bienvenues dans nos bibliothèques et médiathèques ? 

Le cadre légal

En termes d’inclusivité, légalement, les choses sont assez sommaires. Évidemment, il y a toutes les lois sur l’accessibilité aux personnes handicapées dans les espaces recevant publics qui s’appliquent… Notamment la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, avec une échéance au 31 décembre 2014 (sauf exceptions : impossibilité technique avérée, préservation du patrimoine architectural extérieur, disproportion entre les améliorations apportées et le coût ou ERP situés dans un bâtiment à usage principal d’habitation).

Mais jusqu’à il y a peu, il n’y avait rien de concret pour les bibliothèques spécifiquement. Avec la loi Robert, récemment votée en décembre 2021 – mais qui ne concerne que les établissements territoriaux – , on trouve cependant dans le premier article des mentions concernant l’inclusivité : les bibliothèques « facilitent [leur] accès aux personnes en situation de handicap. Elles contribuent à la réduction de l’illettrisme et de l’illectronisme. Par leur action de médiation, elles garantissent la participation et la diversification des publics et l’exercice de leurs droits culturels. » 

Déjà dans le manifeste de l’IFLA et de l’UNESCO de 1994 – qui n’avait pas de valeur légale cependant – , il était précisé que « les services qu’elle assure sont […] accessibles à tous, sans distinction d’âge, de race, de sexe, de religion, de nationalité, de langue ou de condition sociale. Des prestations et des équipements spéciaux doivent y être prévus à l’intention de ceux qui ne peuvent, pour une raison ou une autre, utiliser les services et le matériel normalement fournis, par exemple les minorités linguistiques, les handicapés, les personnes hospitalisées ou incarcérées. » 

L’idée de l’inclusivité est donc au cœur des préoccupations des bibliothécaires depuis longtemps… Notamment à travers les obligations légales et autres adaptations pour l’accès physique aux bâtiments : rampes d’accès, ascenseurs, attention à la largeur des couloirs et des espaces de circulation, hauteur des rayonnages, présence de bandes podotactiles, de toilettes spécifiques, indications en braille, etc. qui sont souvent intégrées aux nouveaux bâtiments – mais qu’il est plus difficile à mettre en place sur de l’ancien.

L’inclusivité n’est pas un absolu

Laissez-moi mettre les pieds dans le plat tout de suite : l’inclusivité parfaite, universelle, n’existe pas. Et je ne parle pas là de moyens et de temps, mais vraiment en règle générale. Un exemple très simple : imaginez que vous fassiez une animation – n’importe laquelle, ça n’est pas très important. Si vous voulez la rendre accessible à des personnes malvoyantes, il faut que la lumière soit forte, mais pas trop vive pour autant. Mais s’il y a une personne photosensible – autiste par exemple – qui vient pour cette animation, à l’inverse il faudrait une lumière tamisée, voire une pénombre. Difficile de concilier les deux, donc. 

C’est valable pour d’autres aménagements, en termes de calme, de sons, mais aussi d’activités proposées. Par exemple, l’absence des ados en bibliothèque est souvent mise en avant : on aimerait qu’ils viennent, qu’ils lisent… Mais quand ils sont là, ils viennent en groupe, ils sont bruyants, ils gênent

Aussi, toutes les mesures d’accessibilité ne sont pas utilisables par toutes les personnes handicapées, même concernées par celles-ci. Le braille par exemple, n’est lu que par 10 à 15% des personnes aveugles, et la langue des signes françaises n’est pratiquée couramment que par ⅓ des personnes sourdes environ. Cela ne veut pas dire qu’il faut laisser ces solutions de côté, évidemment ! Mais qu’il faut aller au-delà et ne pas les prendre pour acquises. 

Dans tous les cas, pour une animation, l’organisation d’un espace : il faut voir l’inclusivité non comme la touche finale, mais comme une question à se poser dès le début du projet : pour qui, pour quoi ?

Communiquer sur l’accessibilité

Dans cette idée, il ne suffit pas de préciser dans votre communication « lieu et/ou événement accessible » – d’autant que souvent, quand c’est écrit de cette façon là, c’est l’accessibilité aux fauteuils à laquelle on pense. Et même quand c’est écrit, souvent, les gens n’ont pas conscience des conditions réelles d’accessibilité. Par exemple, s’il y a un petit écart de hauteur entre deux pièces, une personne avec une poussette, un rollator, ou un fauteuil manuel pourrait passer… Mais les fauteuils électriques ne passent pas les marches plus hautes de 3 à 6 cm, selon les modèles !

 Il est donc important de communiquer ce qui est accessible en des termes clairs : y a-t-il une marche, même petite ? S’il y a une rampe, est-elle amovible ? Faut-il sonner pour accéder à une porte à l’arrière ? (Ce qui, soit dit en passant, n’est pas vraiment accessible) Et les toilettes ? Même si ça parait superflu, n’hésitez pas à préciser et décrire ce qui existe. Et malgré tout, on risque de vous contacter pour vous poser des questions : comme je l’évoquais un peu plus tôt, l’accessibilité n’est pas universelle, et beaucoup de personnes handicapées ont l’habitude d’avoir des renseignements incomplets ou incorrects. Et je vais peut-être enfoncer une porte ouverte – mais ça va mieux en le disant : faire venir quelqu’un pour aider, pour porter un fauteuil par exemple, ça n’est pas rendre un lieu accessible. Lors de la création d’un événement, un lieu que nous avions démarché avec mon association nous avait précisé qu’ils avaient une mezzanine, mais qu’un système de treuille pouvait être installé pour attacher les fauteuils et les monter à l’étage… 

Premiers pas dans la bibliothèque

Outre l’accessibilité physique du bâtiment pour les personnes en situation de handicap, souvent, le premier contact qu’un·e usager·e fait avec une bibliothèque passe par le formulaire d’inscription. Plusieurs choses peuvent être mises en place pour être le plus inclusif possible lors de cette étape : 

  • la mise à disposition de formulaires en plusieurs langues – si la structure reste la même d’une fiche à l’autre, il n’est pas nécessaire que le ou la personne qui transcrit les informations maîtrise la langue en question ;
  • de manière globale, il peut être intéressant d’indiquer les langues parlées par les agent·es sur leur badge s’ielles en disposent, ou bien de créer un document les recensant – y compris la LSF !
  • ne pas demander de justificatif de domicile, et ne pas différencier les tarifs selon la domiciliation. Idéalement, même, un tarif gratuit pour tout·es ;
  • ne pas demander le sexe ni le genre des usager·es. Après tout, à quoi sert-il concrètement ? On parle souvent des statistiques, mais une fois celles-ci faites et différenciées entre hommes et femmes, est-ce que cette donnée est vraiment utilisée ? A part pour constater une situation, y a-t-il des mesures prises pour plus de parité chez les abonné·es ?
  • permettre aux usager·es d’utiliser un prénom d’usage, notamment pour la carte de bibliothèque ou les lettres de rappel. Un prénom « légal » peut toujours être renseigné dans le logiciel, pour toute démarche administrative plus importante (en cas de long retard, pour transmission au trésor public par exemple).

Dans tous les cas, les données d’inscription devraient pouvoir être reçues ou rectifiées sans questions de la part des bibliothécaires. 

L’autre point qui est primordial pour un accueil inclusif en bibliothèque, ce sont les locaux, notamment les toilettes. Parmi les points de vigilance dans ces lieux, il y a ;

  • la présence de toilettes non genrées (par exemple, faire des panneaux « toilettes assis » / « urinoirs » plutôt qu’hommes et femmes) ;
  • la présence de tables à langer dans tous les toilettes, même côté hommes s’ils sont genrées ;
  • la lutte contre la précarité menstruelle en mettant des protections périodiques diverses en accès libre, dans toutes les toilettes, encore une fois même côté hommes s’ils sont genrés, ainsi que des poubelles.

Pour des exemples de toilettes inclusives, écolos, n’hésitez pas à aller voir le travail du concours Chouettes toilettes, organisé par l’ABF. Certaines bibliothèques ont ainsi mis des sélections de documents dans leurs sanitaires, des QR code vers des coups de cœur,  mais aussi des vêtements de rechange, des chauffe-biberons, des réducteurs de toilettes pour les enfants, voire même des pots pour les tout·es- petit·es ! On peut également citer la présence de lavabos dans les cabines, pour favoriser l’utilisation de cups menstruelles.  

Les collections : classification et indexation

Je vais vous parler d’un autre volet de l’inclusion, qui ne soit pas l’accessibilité des lieux et événements eux-mêmes. Être inclusif, ce n’est pas qu’une question d’accès physique : comment les collections et leur agencement montrent aux gens qu’ils sont les bienvenus dans votre établissement ? Vous avez sûrement entendu de nombreuses critiques de la dewey, ou des différentes indexations qui existent : 

  • en ce qui concerne la dewey, parmi les multiples critiques qui lui sont adressées, une des plus flagrantes est celle du traitement de la religion, les 200. L’immense majorité de cette classe concerne le christianisme, et il faut attendre les 290 pour que les « autres religions » soient évoquées : par exemple 296 pour le Judaïsme et le 297 pour l’Islam… 
  • pour l’indexation, dans rameau on peut citer par exemple le terme « hermaphrodisme » qui est toujours utilisé pour désigner l’intersexuation – même si une mise à jour a été faite en 2020, pour ajouter le terme « intersexué », qui désigne les personnes intersexes. 

Pour l’indexation, utiliser une indexation interne peut être une possibilité notamment dans les établissements territoriaux. Pour la classification des documents, un fonctionnement par pôle thématique est possible, ou alors un éclatement de certains indices en redistribuant les documents dans d’autres, comme l’a fait la bibliothèque Claude Lévi-Strauss de Paris pour les documents initialement dans l’indice 305.8  (« groupes ethniques et nationaux ») par exemple. 

Pour un exemple concret, la Légothèque a proposé cette année un questionnaire pour les personnes trans, qu’elles viennent ou non en bibliothèque. Parmi celles qui en fréquentent (que ce soit des établissements territoriaux, scolaires ou universitaires) et qui font des recherches sur le catalogue, on voit vraiment un décalage entre les termes utilisés pour l’indexation et les mots utilisés spontanés par les usagers. Ainsi, dans la seconde catégorie, les mots qui reviennent le plus souvent sont : transidentité, transitude (qui se développe pour sortir des questions identitaires ou de sexualité) et trans (mais qui a le désavantage de créer beaucoup de bruit lors des recherches)… Mais les usagers doivent souvent retourner sur les terme pathologisants et psychiatrisants de « transsexuel » et « transsexualité ». 

La médiation et l’inclusion passe aussi par la possibilité de rendre les usagers indépendants, même s’iels ne savent pas utiliser le catalogue en ligne : par exemple, afficher les côtes dewey des sujets « sensibles » sur une affiche bien visible, à l’entrée des différents espaces. On peut citer les addictions, les dettes, l’infertilité, le cancer, l’inceste, etc. 

Les collections : mise en valeur de fonds spécifiques

Pour certains thèmes, il peut être intéressant de mettre en valeur des fonds spécifiques. Par exemple, la Médiathèque Olympe de Gouges de Strasbourg possède un espace « égalité de genre » : tous les documents traitant du féminisme y sont rangés, et d’autres en lien avec la thématique sont rangés dans le fonds classique et présentent des macarons sur la couverture pour les identifier. Ce fonds est né en 2012 suite à une volonté municipale après la signature de la charte européenne pour l’égalité des femmes et des hommes dans la vie locale deux ans plus tôt : l’équipe de la médiathèque était déjà investie sur le sujet, et la situation géographique de la médiathèque, au centre-ville, facilitait le lien avec les associations féministes locales. En 2021, l’espace comportait 970 documents, plus 1 300 documents disséminés dans les différents secteurs de la médiathèque. En 2021, le taux de rotation des documents de l’espace était de 1,14 en moyenne. Le livre le plus emprunté était Le Génie lesbien d’Alice Coffin, avec 9 prêts dans l’année. Des sacs thématiques empruntables sont aussi mis à disposition, et les associations sont libres de déposer des brochures.

D’autres établissements ont fait un choix similaire pour mettre en valeur un fonds LGBTI+ par exemple. 

C’est une possibilité parmi d’autres, qui ont chacunes leurs forces et leurs faiblesses, notamment dans le cas de fonds « sensibles » : 

  • le choix de créer un espace particulier, avec une signalétique dédiée, fait passer un message fort, clairement visible ; les documents sont facilement accessibles. Cela peut cependant être intimidant, et les usager·es pourraient ne pas oser s’y rendre ; 
  • il est également possible de ranger les documents que l’on veut mettre en valeur avec le reste du fonds, mais en les signalant avec des autocollants. C’est plus discret, mais brise tout de même une certaine « confidentialité » : un·e ado qui prendrait un roman estampillé LGBTI+ chez lui par exemple, risque de se voir poser des questions par ses parents.

Pour ces deux façons de faire, il est possible d’avoir quelques documents en deux exemplaires : l’un qui soit clairement identifié comme faisant partie du fonds, et l’autre non. Bien évidemment, selon la taille du fonds, on atteint vite les limites (notamment financières et physiques) de ce système.

  • Une autre possibilité est de ne pas signaler physiquement les documents, mais de les mettre en valeur sur le portail : avec une sélection bibliographique, une indexation particulière, etc. Cela laisse les usager·es libres de tomber sur ces documents « par hasard » (notamment en ce qui concerne la fiction), mais les rend beaucoup moins visibles pour la majorité des lecteurs qui soit n’utilisent pas le portail, soit n’auront pas la curiosité de chercher ce fonds.

Il n’y a donc pas de solution idéale, mais pour une approche un peu différente de ce que j’ai évoqué, je laisse Max Junqua vous parler du fonds de Médiathèque José Cabanis.

Dans tous les cas, j’aimerais mettre en garde sur la sélection en elle-même. Si avoir des documents qui traitent tous les points de vue est tout à fait normal et souhaitable, il faut créer une politique documentaire spécifique aux documents mis en avant dans ces fonds. Est-il pertinent par exemple d’y intégrer l’essai La question trans, de Claude Habib, qui fait une comparaison entre l’affaire Matzneff et la prise en charge des enfants trans !? Ce qui ne veut pas dire qu’il faut bannir cet ouvrage des bibliothèques, bien évidemment ; mais de la même façon qu’on ne traite pas un ouvrage platiste de la même façon qu’un ouvrage scientifiquement rigoureux. 

De la même manière, on peut éviter de mettre en avant des documents venant d’auteur·ices accusé·es de violences sur des présentoirs ou des sélections thématiques : Woody Allen, Polanski,… Encore une fois, sans bannir les documents : pensez par exemple à Disney, qui a intégré des messages dans leurs films les plus anciens pour prévenir que telle ou telle représentation est datée et caricaturale. L’œuvre est toujours disponible, mais disponible avec une explication, un  contexte. A l’inverse, il peut être intéressant de créer des tables thématiques plus inclusives, avec des auteur·ices moins mis·es en avant d’ordinaire : des femmes, des personnes racisées, handicapées, LGBTI+, etc. 

Outre les fonds thématiques, il est aussi intéressant de créer des fonds spécifiques dans leur forme comme par exemple le fonds Facile à Lire et à Comprendre (souvent abrégé FALC), qui peut regrouper des documents adaptés aux personnes handicapées, ayant des troubles dys et/ou aux personnes apprenant le français. Souvent les sections jeunesse possèdent un tel fonds, mais des collections pour adolescents et adultes se développent également, comme la collection Livres faciles à lire et à comprendre d’Yveline Editions, Planète Falc de Mes Mains en Or, ou encore l’initiative Osez lire de l’Esat de Périgueux. 

Les livres audio sont aussi souvent mis en avant pour une démarche d’inclusivité pour les personnes aveugles ou malvoyantes. Malheureusement le format MP3 n’est pas vraiment adapté, surtout dans le cas des documentaires : la navigation est difficilement possible dans le livre à cause de l’absence de sommaire, les découpages ne sont pas toujours logiques… Il existe un format spécifique, le format daisy (Digital Accessible Information SYstem), conçu spécifiquement pour faciliter la lecture par des personnes handicapées : se déplacer dans le livre est plus simple, il y a la possibilité de placer des marque-pages, de contrôler vitesse de lecture et hauteur de la voix. Certains livres en daisy donnent également la possibilité de suivre le texte en braille en parallèle. Le format daisy demande cependant un lecteur spécifique pour être utilisé. A savoir, la Médiathèque Valentin Haüy de Paris, qui produit certains des livres de ce format grâce à des bénévoles, peut fournir le matériel pour les médiathèques, et vendre leurs documents. Seules les personnes en situation de handicap peuvent les emprunter cependant, car les documents ne sont pas soumis au droit d’auteur, grâce à l’exception handicap : les personnes aveugles ou malvoyantes, mais également les personnes dys. 

Enfin, il est également intéressant de mettre les DVDs qui proposent de l’audio-description en valeur, par exemple en imprimant des étiquettes en braille à poser sur les jaquettes, ou en mettant un logo rapidement repérable dessus.

Bibliothécaires et usager·es

Les différentes initiatives ou aménagements proposés pour rendre les bibliothèques plus inclusives sont plus ou moins visibles des autres usager·es – et plus ou moins acceptés. A l’époque des débats sur la loi mariage pour tout·es en 2012, dans la bibliothèque où je travaillais, des usager·es cachaient les albums jeunesse sur l’homoparentalité par exemple – et ils n’étaient particulièrement mis en valeur ! Plus récemment, en 2019, la bibliothèque Louise Michel de Paris avait organisé des lectures de contes non-genrés par des drag-queens, entre autres activités pour la Queer Week, semaine de réflexion sur les genres, les corps et les sexualités (qui avait déjà eu lieu sans problème l’année précédente). L’événement avait été repris sur des sites d’extrême-droite et une vague de harcèlement sur les réseaux sociaux s’en était suivie. L’ABF avait réagi avec les textes suivants : « [N]ous tenons à réaffirmer que c’est le rôle même des bibliothèques et des bibliothécaires que de proposer au public des services, des animations et des collections pour tou·te·s, et sur tous les sujets pour favoriser les débats, lutter contre les prescriptions idéologiques et donner aux enfants comme aux adultes les clés pour comprendre le monde dans lequel ils et elles vivent ». « En donnant à voir les identités plurielles qui nous composent, en favorisant le vivre-ensemble, en créant des espaces de dialogue où peuvent s’exprimer les questions et le débat d’idées, en permettant à chacun·e de construire et de se construire, les bibliothèques investissent pleinement le rôle qui est le leur de remettre les citoyen·ne·s en capacité d’agir ».

A noter cependant que dans ce cas, il s’agissait majoritairement de réactions extérieures : lors de cette édition, de la précédente ou des suivantes, le public avait été plus que ravi. 

Les réactions négatives des usager·es ne se limitent pas à ce qui est proposé par la bibliothèque. Certains publics peuvent aussi être mal perçus par les autres : adolescent·es, personnes handicapées, racisées, mais aussi personnes précaires notamment sans domicile. 

A la fois pour sensibiliser les collègues et pour permettre d’avoir les armes pour répondre aux potentiels commentaires négatifs – surtout avec les usager·es en face à face, sur les réseaux sociaux, bloquer les messages agressifs me semble être une meilleure stratégie, il est possible de faire des formations. Beaucoup sont axées sur la littérature jeunesse, mais ce ne sont pas les seules. Différents organismes en proposent : 

  • le CNFPT pour les bibliothécaires territoriaux : par exemple, le CNFPT de Lille a proposé en 2019 une formation « Les stéréotypes en littérature de jeunesse : des savoirs aux actions » ;
  • des mooc (cours en ligne), parfois en partenariat avec des acteurs publics comme le CNFPT avec « Les discriminations : comprendre pour agir » ; 
  • des bibliothèques départementales, comme celle d’Ille-et-Vilaine, qui avait proposé en 2019 également « Bibliothèques non-sexistes » ;
  • des bibliothèques municipales, comme celles de Brest qui avait proposé en 2018 une formation « Autodéfense verbale » ;
  • des associations comme Diveka ( « Comment raconter l’esclavage aux enfants »), Citoyenneté Possible ( « Renforcer sa posture professionnelle face à la parole raciste, antisémite et/ou extrémiste » ), ou EthnoArt et l’association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis avec « Stéréotypes racistes en situation d’accueil ».

Les bibliothèques peuvent également jouer un rôle dans l’aide aux démarches numériques – et essayer de réduire la « fracture numérique » (même si l’expression couvre une variété de situations très différentes). Que ce soit le manque de matériel ou l’illectronisme, elles peuvent apporter du soutien à celles et ceux qui en ont besoin, soit en partenariat avec des associations, soit en formant les bibliothécaires (pour faire des ateliers numériques par exemple). Certains établissements ont fait le choix de devenir des Maisons des Services au Public, ou de s’intégrer dans de telles structures, comme celui de  Lorrez-le-Bocage-Préaux en Seine-et-Marne.

Conclusion

De manière plus globale, outre l’accessibilité et la médiation pour rendre les bibliothèques plus inclusives, on peut revenir à la base de notre métier et du développement de la lecture publique. Comment inclure les gens qui ne se reconnaissent pas dans la définition élitiste de la culture, et qui s’en détournent suite aux rejets qu’ils peuvent percevoir ? On a vu il y a quelques mois naître les polémiques autour de la carte culture pour les jeunes, qui osaient dépenser cet argent dans des mangas plutôt que Proust ou Balzac. Rendre la bibliothèque inclusive, ce n’est pas seulement donner une place à toutes les identités, mais également à tous les usages.

En tant que bibliothécaire, nous devons donc prendre ces sujets à bras le corps, et ne pas en faire la cerise sur le gâteau de nos actions : ils doivent être pensées dès le départ. Pour qui, pour quoi, faisons-nous notre travail ?

2 réflexions sur “La cerise sur le gâteau : l’inclusion n’est pas une variable d’ajustement

  1. Un grand bravo pour cette article, qui m’apporte beaucoup de piste de réflexions, et quelques réponses à certaines de mes interrogations. En tant que personne queer, mais pas vraiment au contact de la communauté, j’ai parfois du mal à savoir si je cherche à parler pour moi ou si je souhaite donner une visibilité à une minorité.
    Bravo également pour les pistes pour le traitement des documents « sensibles ». ce sont d’excellentes idées que j’espère mettre en place dans ma bibliothèque.

    Et un grand bravo, puisque c’est la première fois que je commente (je vous lis depuis plusieurs mois), pour votre blog. C’est un vrai plaisir de trouver écho à mes recherches et questionnements, tant individuels que professionnels.
    Merci, et bonne continuation!

  2. Pingback: Tour de veille – avril 2022 – Légothèque

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